Laurent de Sutter : « Nous n’avons pas besoin de débats démocratiques, nous avons besoin d’une invention démocratique. »

Une théorie de la lecture où il n’y a rien à interpréter mais plutôt une proposition d’expérimentation comme territoire sensible de désengagement des significations nous permet de penser le livre comme une machine, un rouage qui favorise les connexions imaginatives. L'extérieur est la chose la plus importante dans cette tâche que Gilles Deleuze a appelé épisodiquement la philosophie pop. Ce projet, que le philosophe français n'évoque qu'en passant dans ses livres, occupe une place centrale dans l'œuvre de l'auteur belge Laurent de Sutter comme l'impulsion qui lui permet de générer une création de concepts où l'inventivité remplace l'affirmation de la connaissance .
Laurent de Sutter est arrivé à Buenos Aires (invité par l'Institut français de l'Ambassade de France) pour faire une présentation tardive de ses livres Qu'est-ce que la philosophie pop ? (2020 – Éditions Cactus – Traduction de Sebastián Fuentes) et Deleuze et la pratique du droit (2015 – Éditions Jusbaires – Traduction de Sol Gil et Ariel Dilon) à la Foire du Livre.
Toutes ses œuvres peuvent être considérées comme une manière de tester ce mécanisme post-critique , allié à la philosophie pop, qu’il soutient comme un défi à la pensée critique, qu’il considère piégée dans l’indignation et la paranoïa du complot. Pour le professeur de théorie du droit à l’Université de Bruxelles, la pratique philosophique devient le chiffre d’une énigme, une structure surprenante qui n’est pas exempte d’une intention décisive. Si Laurent de Sutter considère le droit comme l’avenir de la philosophie, c’est parce qu’il trouve dans son fondement programmatique les ressources pour inventer des solutions concrètes, pour rompre avec le discours de l’impossibilité sur lequel une grande partie de la gauche semble avoir fondé son identité politique.
Ce pouvoir de continuer est une manière de déplacer les formulations de la pensée vers l’extérieur et d’obtenir un effet performatif dans la réalité. Si pour Deleuze l’intensité qu’il recherchait dans la lecture était une ontologie, Sutter poursuit cette focalisation sur la figure du monstrueux comme une caractérisation qui l’aide à penser cette époque sous les codes de la tératopolitique, thème qui sera développé lors de la conférence de clôture de La Nuit des idées organisée par l’Institut français le samedi 17 mai.
Dans cette caractérisation, qui vient du genre gothique, de l'horreur, des manifestations fantastiques de l'imagination de Sutter, il trouve une contradiction qui sert à déstabiliser la façon dont nous nous voyons nous-mêmes et les autres, à briser les divisions identitaires qu'impliquent les hiérarchies sociales et à commencer à vérifier, dans une situation où les masques tombent, que peut-être rien d'autre n'existe que cette monstruosité. Une formulation qui peut être séduisante ou discutable, mais qui exige un niveau d’implication si inconfortable qu’elle nous place dans un endroit différent, dans un point de vue étrange, pour réfléchir à ce que nous pensions déjà savoir.
–Dans Qu’est-ce que la philosophie pop ? Vous soulignez que Deleuze appelait à s'éloigner de l'interprétation pour entrer dans une lecture et une écriture faibles où la connaissance ne serait plus confirmée. Est-ce une période où l’on assiste à un retour en force du métier d’acteur ? Je pose cette question non seulement parce que je pense que c'est une tendance très marquée dans le domaine de l'esthétique, mais aussi parce qu'il y a une tentative d'interpréter la réalité sociale à partir de la perspective de l'indignation, du scandale ou de la théorie du complot, comme vous le soulignez dans votre livre Indignation totale (Ediciones La Cebra), qui sont d'autres manières d'attribuer du sens.
–L’idée de philosophie pop chez Deleuze cherchait à ouvrir l’espace de la connaissance à ce que cette connaissance n’incluait pas. Le mot clé quand on parle de philosophie pop est « extérieur ». L’un des problèmes de la rationalité contemporaine, peut-être le plus important, est que l’extérieur est rejeté, absent, nié. L’indignation et la conspiration sont des formes modernes de rationalité. L’idée de conspiration fait valoir l’idée fondamentale de la pensée critique, qui est notre capacité partagée à juger, et comment jugeons-nous ? D'après ce que nous savons déjà. La philosophie pop, c'est l'inverse, c'est l'extérieur, donc c'est la possibilité, ce que nous ne savons pas encore. Comme le disait Deleuze, la philosophie pop est l'exploration de l'extérieur au moment où cet extérieur peut être n'importe quoi mais aussi à partir de ce n'importe quoi. C'est-à-dire que tout peut devenir une surprise à partir de cette conception. De toute évidence, la surprise ruine la connaissance ; Cela ruine notre capacité et notre volonté de nous fier à ce que nous savons déjà. C'est une relation négative. La pensée critique traditionnelle fait référence à l’indignation, à la conspiration, au monde universitaire et à toutes ces choses qui sont fondées sur des connaissances établies. Pour moi, il y a une relation directe entre ces choses apparemment différentes ; il y a une équivalence parce qu'ils fonctionnent avec une logique où seule la connaissance compte. C'est cette conversation entre Deleuze et Claire Parnet dans Dialogues où il commence par dire : Les débats ne servent à rien parce qu'on vient au débat avec tout son savoir. Le débat ne change rien et ne crée rien de nouveau. On sort et on entre dans le débat et rien ne se passe. Deleuze disait que ce n'est pas avec quoi on entre dans le débat qui importe, c'est ce qu'on en fait pour en sortir. La rationalité avec laquelle on aborde une discussion est celle de l’impossibilité, et la philosophie pop fonctionne dans la perspective de la possibilité.
–Vous venez de mentionner qu’une des raisons qui vous a poussé à écrire Indignation totale (2020) était de constater le souci d’établir les formes d’un débat démocratique qui se terminait toujours par un échec. On pourrait dire que l’énergie investie dans la réflexion sur les manières de débattre n’a pas pu empêcher la formation du monde actuel avec la nouvelle droite.
–Je pense que nous n’avons pas besoin de débats démocratiques, nous avons besoin d’une invention démocratique. Il nous faut la capacité d’inventer des chemins qui ne sont pas inclus dans la situation, d’inventer un autre avènement. La crise contemporaine n’est pas une crise du débat. Dans le commentaire critique sur le contemporain, nous voyons une fascination pour l’impossibilité, pour ce qui ne peut pas être fait, et cela contribue à notre impuissance. L’état actuel des choses est absolument contingent ; c'est le résultat de possibilités qui ont été réalisées mais qui ne sont pas nécessaires. Il y a des positions militantes de gauche, avec lesquelles je suis d'accord, mais ce sont des positions obsédées par l'impossibilité qui sont mobilisées uniquement dans une perspective critique : nous savons déjà que le monde est capitaliste, sexiste, colonial, patriarcal et policier, mais le répéter ne nous aide pas. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de spéculations de gauche, de fabrications, d’imagination, de rêves concrets. Dites : nous voulons cela. Ce n’est pas que nous rejetons cela, c’est que nous le voulons. De ce point de vue, il me semble que nous sommes en crise. La position critique est attachée à l'idée d'impossibilité
– C’est là que l’on voit le pouvoir de la loi, une capacité à résoudre des cas spécifiques. Mais vous avez vous-même souligné que la droite est en mesure de capitaliser davantage sur la capacité créative du droit. N’est-il pas nécessaire de créer une structure de pouvoir pour atteindre cet objectif ?
–Oui, c’est naturellement contextuel, mais dans le cas du droit, le mécanisme du droit lui-même est un mécanisme d’imagination, un mode de création de continuités qui peut être utilisé par les forces de police de la même manière que par les forces progressistes et révolutionnaires. Je sais que beaucoup de gens ne sont pas d’accord. Ils me disent que la loi n’est pas neutre. Je ne dis pas que la loi est neutre. Je dis que le droit est une machine dotée de capacités qui peuvent être appropriées dans n’importe quelle direction, ce qui est précisément le contraire de la neutralité. La véritable lutte est celle de l’appropriation la plus créative de toutes. Le problème aujourd’hui est que les plus créatifs sont les conservateurs, c’est pourquoi il est si important pour la gauche de se réconcilier avec les capacités créatives du droit, pas seulement la lutte politique avec le droit ou la lutte politique pour les droits mais la lutte avec les moyens techniques du droit.
–Je veux continuer sur ce sujet mais sous un angle différent. Dans Qu'est-ce que la philosophie pop ? Vous évoquez l’importance que Deleuze accorde au style. Je pensais que le style est ce qui ne peut pas être interprété, ce qui ouvre l’imagination mais échappe au sens.
–Le style est intéressant chez Deleuze parce qu’il rejoint son obsession pour Spinoza, son obsession pour la manière, par opposition à l’ontologie conventionnelle, qui est une position sans manières, sans modes. Le style exige de l'invention, il n'y a pas de style sans invention, une invention de soi, par rapport à l'objet et à ce qu'on peut faire avec l'objet. C'est aussi une question de distance par rapport aux choses. Pour Deleuze, le style est impersonnel, il devient extérieur à lui-même. Je pense que le fil conducteur entre la philosophie pop, le droit, le style et l’interprétation est le délire. C'est la possibilité que nous avons de délirer. Rien de ce que je dis ne peut garantir quoi que ce soit, mais la droite aussi s’extasie. Il y a un délire de droite qui est le délire contemporain, et à ce délire il est impossible de répondre par la raison. Pour répondre à ce délire, il faut le faire avec un meilleur délire. Celui qui augmente le niveau des possibilités plutôt que celui des impossibilités.
Laurent de Sutter.
–En relation avec le thème des monstres que vous allez développer dans la conférence de clôture de La Nuit des Idées, il existe toute une fiction sur les monstres qui les montre comme un produit de la rationalité scientifique.
–Je m’intéresse aux monstres parce que dans la situation contemporaine, les relations politiques sont déterminées par l’idée que les autres sont des monstres. Mon hypothèse est que nous sommes tous des monstres et que la monstruosité peut être décrite comme une possibilité de perte. Nous devons perdre le rapport que nous avons avec notre identité, avec nos certitudes. Nous considérer comme des monstres nous permet de nous différencier de ce qui jusqu’à présent nous faisait nous considérer comme des êtres grands et beaux d’un point de vue esthétique, moral et politique. La politique, en tant que lieu de grandeur, nuit davantage au destin de l’humanité que bien d’autres armes. Créer une démocratie de monstres, une démocratie monstrueuse, est une des manières les plus précises de poser la question de l’égalité, et donc de ce que signifie vivre ensemble quand tout le monde est détestable parce qu’il n’y a que des monstres. C'est une vérité statistique, les personnes dont nous sommes les plus proches sont celles que nous détestons le plus. Nous devons construire des relations sur l’idée que, même si nous détestons nos voisins, nous devons vivre avec eux. Même si la plupart des crimes sont domestiques, la famille reste ce que nous aimons le plus. Le paradoxe de la monstruosité est le paradoxe d’une relation impossible mais néanmoins possible. La question de la monstruosité en politique est de savoir quel monstre nous voulons être.
–Vous dites à un moment donné que la monstruosité est souvent remplacée par la tolérance de la différence. Nous sommes donc dans un contexte où cette simulation a pris fin, et tout comme la droite parle des immigrés ou des homosexuels comme de monstres, beaucoup voient ceux qui nous gouvernent ou votent pour eux comme des monstres. Vous soulignez que nous créons ainsi une aristocratie. C'est une autre façon interprétative de voir la réalité, il y a aussi une attribution de connaissances et de significations.
–La monstruosité est toujours populaire, le monstre est toujours le peuple. La tolérance est l’affirmation de la différence : c’est un monstre et je suis la personne qui le tolère. Le contraire est plus important : je suis un monstre et toi aussi, que faisons-nous ensemble ? J’essaie de produire un discours théorique qui est en soi un délire monstrueux comme contribution à la réflexion sur des choses que nous considérons comme naturelles ou évidentes. La possibilité de contamination par des monstres est aussi la possibilité d’abandonner l’aristocratie de l’ontologie, de l’obsession de l’être. Je suis, tu es est une catastrophe traduite en actes et en discours. L’ontologie façonne tout ce que nous faisons, tout ce que nous pensons. Monstruosité, devenir, métamorphose sont des stratégies du délire pour échapper à l'identité.
- Il est essayiste et éditeur. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages traduits en quinze langues et récompensés par de nombreuses distinctions, dont le Grand Prix d'essai de l'Académie royale de Belgique, le Prix Léopold Rosy et le Prix des Voix françaises, entre autres.
- Il dirige les collections « Perspectives Critiques » aux Presses Universitaires de France et « Theory Redux » aux Presses Polity. Il est également professeur à Sciences Po Paris et à la Vrije Universiteit Brussel. Son dernier livre publié en espagnol est Elogio del Peligro (Herder, 2024).
Laurent de Sutter donnera la conférence de clôture de la Nuit des Idées aujourd'hui à 18h30. dans la Salle Dorée du Théâtre Colón, intitulée « Terapolitique » ou comment vivre ensemble à l'ère de la haine généralisée. Parrainée par Ñ, la Nuit des Idées est organisée par l'Institut français d'Argentine en collaboration avec l'Ambassade de France en Argentine, le réseau des Alliances Françaises d'Argentine, la Fondation Medifé et les Centres franco-argentins. Il bénéficie également du soutien de l’Institut français de Paris, du Novotel Buenos Aires, ainsi que des municipalités, provinces et institutions des sept villes hôtes.
Clarin