Nostalgie pour Pietro Ingrao, le militant de l'inachevé

Il y a 10 ans, l'ancien membre du PCI a disparu.
Réfléchir à sa vie, c'est réfléchir à la technocratie mondiale qui creuse le fossé entre riches et pauvres. Il nous a appris qu'une autre société est possible et qu'il faut la poursuivre avec ténacité.

Dix ans après la mort de Pietro Ingrao et cent dix ans après sa naissance, après une première conférence dédiée à Alexander Langer en juin dernier, le Sénat accueillera le 13 novembre la seconde des deux conférences « De la Terre à la Lune », organisées par l’Alliance Verte et de Gauche. Non pas une commémoration, mais un effort collectif, un laboratoire de politique et d’étude : car se souvenir d’Ingrao aujourd’hui, c’est interroger le sens de la gauche à l’ère du contrôle et de l’oubli, de l’intelligence artificielle et de la folie collective, où la vitesse de calcul semble avoir supplanté la profondeur de la pensée.
Ingrao n'était pas seulement un dirigeant communiste, mais un penseur infatigable, un bâtisseur de questions plutôt que de réponses. « Volere la luna » – le titre qu'il choisit pour son autobiographie, tiré d'un épisode de son enfance – n'était pas une métaphore de l'illusion, mais d'un réalisme radical : la volonté de ne pas se contenter de l'immédiat, de ne pas confondre le possible avec le nécessaire. Ni, d'un autre côté, de substituer hâtivement, cyniquement ou lâchement le facilement possible à l'impossible. Il ne l'a jamais fait. Il n'a jamais cédé. Il était, comme peu d'autres, un militant de l'inachevé, convaincu que la gauche devait vivre dans la tension, non dans le confort des certitudes. Au sein du PCI, Ingrao représentait la frontière la plus avancée et la plus fragile. Là où d'autres se consolidaient, il bouleversait ; là où d'autres se fermaient, il ouvrait. Il était un emblème de cette gauche qui ne cesse de questionner la démocratie, comprise non comme un cadre mais comme une substance, non comme une concession mais comme une conquête quotidienne.
Sa confrontation avec Norberto Bobbio, en 1976, demeure l'un des débats les plus profonds sur le rapport entre liberté et égalité : pour Ingrao, la première est subordonnée à la seconde. Sans justice sociale (et environnementale !), la liberté est un privilège, non un droit. Loin de toute orthodoxie et de toute simplification, Ingrao avait compris avant beaucoup que le défi du socialisme résidait dans la qualité de vie, la paix, l'écologie et la liberté – ou plutôt, l'indépendance – des individus. Il avait anticipé la fin de l'ère fordiste, l'émergence des mouvements sociaux et les questions féministes et environnementales comme autant d'horizons politiques et non comme de simples préoccupations « collatérales ». Il avait su lire les signes de notre temps dans le bouillonnement des années 1970 : la crise de la représentation, la dépossession du travail, la nécessité d'une nouvelle forme de participation. Pourtant, il n'a jamais été un prophète mélancolique. Sa révolte était à la fois douce et tenace : la révolte de ceux qui refusent de se soumettre à l'idée que l'histoire est terminée. Même lorsque le parti choisit de « se confronter à la réalité », il continua de rechercher une autre réalité. S'opposer au revirement de Bologne n'était pas pour lui une question de nostalgie, mais de loyauté et de ténacité. Un refus de capituler.
Quand tout semblait s'effondrer, Ingrao resta ancré dans le doute, qu'il considérait comme la forme la plus noble de loyauté : envers le parti, envers la classe, mais surtout envers l'humanité, envers autrui et, finalement, envers lui-même. Il n'est pas surprenant qu'il ait défendu la centralité du Parlement et le « réseau d'assemblées élues » comme l'épine dorsale d'un nouveau compromis antifasciste, qu'il ait pressenti avant beaucoup l'effondrement du fordisme et la nécessité d'une participation réelle aux lieux de production. Il comprenait que la représentation, le travail et le savoir devaient être réconciliés, sous peine de voir la politique devenir un processus sans peuple : un rituel sans foi. Et son regard se portait au-delà : vers l'Europe. Quand aujourd'hui nous parlons, souvent à tort, d' une « gauche européenne », nous oublions qu'Ingrao fut parmi les premiers à l'envisager comme un espace de démocratie supranationale, et non comme un appareil comptable. Non pas l'Europe du budget équilibré, mais celle du redressement. Une Europe des droits sociaux, civiques et du bonheur, cette « Europe des peuples » souvent (parfois avec lassitude) invoquée. Son idée d’un « horizon du communisme » coïncidait avec cette vision ouverte : non pas un retour au passé, mais une impulsion pour inventer de nouvelles formes d’égalité sur un continent qui montrait déjà les failles de la technocratie.
Il y a une phrase d'Ingrao, dans Le Doute des vainqueurs , qui a inspiré le titre de la conférence : « Nous avons imaginé une tour / que nous avons creusée dans la poussière. » La tour s'est-elle effondrée ? Peut-être. Mais chaque effondrement est un commencement, pour peu qu'on ait le courage de se pencher dans la poussière – d'abord pour sauver ceux qui y ont été ensevelis en servant, puis pour restaurer les fondations, les fondamentaux essentiels, comme le pain, comme les roses. Et tenter de construire un pont vers la lune, ce qui paraît aujourd'hui moins risqué que de le tendre, sans règles ni contraintes, et encore moins de tolérer des contrepoids, de Scylla à Charybde. Un fil rouge qui traverse l'ère des algorithmes et de la résignation, unissant l'éthique et l'imagination : deux mots qui, séparés, deviennent stériles.
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