Sur les quais de Bordeaux, les coureurs torse nu : pratique innocente ou « mise en scène de la masculinité » ?

Le long de la Garonne, haut-lieu de la course à pied, les hommes torse nu ne sont pas si rares, a fortiori en période de canicule. Entre non-événement et source de débat incandescent sur le partage de l’espace urbain avec les femmes, les avis sont partagés
Il court le long du miroir d’eau, mieux, il s’envole sur la route en direction du quartier Saint-Pierre, s’évitant un détour par le passage piéton. T-shirt en boule dans la main, air soucieux et abdos saillants, le coureur au torse nu fend la ville. Il est déjà loin mais n’est pas passé inaperçu au milieu des passants, nombreux en cette fin de journée accessoirement pas brûlante (23 °C), sous un ciel gris, mercredi 20 août. Scène anodine ou matière à débat de saison ? Si, pour beaucoup, la pratique du footing torse nu ne vaut guère plus qu’un haussement d’épaules en retour, elle n’en brasse pas moins, chez d’autres, nombre de questions à cheval entre partage de l’espace urbain et égalité hommes-femmes.
Jeune quadra domiciliée dans le quartier de Nansouty, Séverine raille ces « hommes aux trois quarts nus, qui transpirent et qui soufflent, quitte à te frôler sur le pont de pierre ». À moins qu’ils ne mordent sur la piste cyclable, « parce qu’ils courent tellement mieux », cingle-t-elle. Et si Séverine y met de la colère, l’explication se tient dans l’inégalité de traitement hommes-femmes : « Ma réaction découle aussi du fait que quand je fais du sport, je passe inaperçue pour ne pas me faire siffler. Une femme dans l’espace public ne vit pas la même chose qu’un homme. On est dans l’espace public, il y a plein de personnes qui circulent et on pourrait avoir la décence de passer un t-shirt. Je n’ai pas de problème avec la pudeur, avec les corps, mais là, dans l’espace public, je n’ai pas envie de ça. »
Deux optionsDeux poids, deux mesures. Ces quelques hommes qui s’autorisent à courir torse nu renverraient les femmes à leur condition, objets de remarques déplacées et autres regards appuyés. D’une parole importune au harcèlement, il n’y a qu’un pas. « Ce n’est pas tant leur image, ou leur torse nu qui me pose problème », reprend Juliette, 28 ans, de Talence. « Mais ça ne me dérangera plus quand je pourrai courir en brassière sans être reluquée. Eux, ils n’ont pas peur, ils n’ont pas cette appréhension. Et d’ailleurs, je pense qu’ils le font pour être vus. »
La parole à la défense. José, 30 ans, Panaméen installé à Bordeaux depuis dix ans, foule les quais en ce vendredi 15 août. Au beau milieu d’un après-midi caniculaire (39 °C), où, à vrai dire, le public à conquérir se fait rare. Il pratique la boxe, ses pectoraux en imposent, mais le jeune homme l’assure, il tombe le maillot « par habitude », « pour bronzer » aussi, en tout cas, « pas pour la chica » : « Quand j’étais plus petit, moins costaud, je faisais pareil. Aller courir par 40 °C, tu fais ça pour toi, pas pour les autres. »
TétonsCiel voilé et température enfin soutenable : dimanche 17 août, en milieu de matinée, les coureurs réinvestissent les quais. Et, contrairement aux idées reçues, les torses nus ne sont pas l’apanage des coureurs arborant tablettes de chocolat sans craindre de fondre au soleil. Ainsi va John, 50 ans, un Anglais de Bordeaux qui prépare le marathon de La Rochelle. Lui plaide le côté pratique : « C’est uniquement pour ne pas avoir trop chaud. » Et si des femmes s’interdisent ne serait-ce que le port de la brassière, lui l’assure dans une drôle de formulation : « Ça ne me gêne pas du tout si elles veulent courir avec le minimum possible. »
Plus loin, Paul, 43 ans, qui habite en centre-ville, fait une pause, maillot en main et… sparadraps sur les tétons. « Un problème d’irritation », s’excuse-t-il, à mi-parcours des 18 kilomètres qu’il s’impose ce matin. Le frottement des maillots, a fortiori en matière synthétique, crée souvent des irritations douloureuses voire des saignements chez les coureurs à pied. S’il se déleste ici de son t-shirt, Paul veille à le mettre « dans les jardins publics » et de retour devant sa résidence. Il se désole des « problèmes d’éducation » chez ceux qui sifflent les coureuses un tant soit peu dénudées et, le cas échéant, respectera « la règle ».
Pas d’arrêté municipalDe fait, à Bordeaux, il n’est pas interdit de courir torse nu en ville, et encore moins sur les quais. Point d’arrêté municipal, à l’exemple des stations balnéaires. Seul un point de règlement des parcs et jardins, en vigueur depuis 2008, s’en fait vaguement l’écho, soulignant que le public doit « conserver une tenue décente et un comportement conforme aux bonnes mœurs ». « La nudité ainsi que les tenues indécentes sont interdites », est-il indiqué. Entre-temps, les quais ont profondément muté à la faveur de la construction du pont Chaban-Delmas et de la poussée démographique rive droite. Les voilà promus haut-lieu de promenade familiale, autour du miroir d’eau, et point de ralliement des joggeurs.
« Les hommes ne se posent pas la question de l’inégalité de ce qu’ils donnent à voir, là où les femmes s’interrogent sur la tenue qu’elles vont mettre de manière à ne pas être harcelée »
« Courir torse nu, c’est toujours plus agréable, surtout au soleil, notamment le matin, je ne vais pas revenir sur cette question », réagit Johanna Dagorn, sociologue et chercheuse associée à l’université de Bordeaux, autrice du récent « Petit Guide du genre ». « Mais les hommes, et pas forcément que des hommes bodybuildés, ne se posent pas la question de l’inégalité de ce qu’ils donnent à voir, là où les femmes s’interrogent sur la tenue qu’elles vont mettre de manière à ne pas être harcelée. Le corps des femmes est toujours un enjeu dans l’espace public, il est toujours sujet à commentaire, à réflexion, au harcèlement de rue. »
Non-événementA contrario, constate l’universitaire, et « pas seulement sur les quais de Bordeaux », se joue la « mise en scène de la masculinité, du virilisme dans l’espace public ». La sueur y participe, comme l’a décrit l’anthropologue Françoise Lhéritier, rappelle au passage Johanna Dagorn : « Un homme qui transpire torse nu a quelque chose de viril, d’érotique. Et quand une femme transpire : souvenez-vous de Loïs Boisson, dont on a dit pendant le tournoi de Roland-Garros qu’elle puait ! »
Dernier détour, jeudi 21 août, sur les pistes d’athlétisme du stade Chauffour, où une trentaine de membres de la vaste communauté Adidas runners Bordeaux ont rendez-vous pour des séances d’entraînement fractionné. Surprise, chez ces habitués des quais de Bordeaux, hommes et femmes, entre 20 et 35 ans, la pratique du footing torse nu est un non-événement : « Je ne me suis jamais posé la question », dit Pamela. « Il y a tellement de règles qu’on devrait respecter avant. Mais j’entends que ça puisse gêner », souffle Nicolas. « Certains font ça pour se montrer, voilà », ajoute Noriane, pour solde de tout compte. Circulez, il n’y a rien à voir ?
SudOuest