Besançon. Procès Péchier : découvrez en détail les 30 cas d'empoisonnements dont est suspecté l'anesthésiste

Frédéric Péchier est accusé d'avoir empoisonné 30 patients de 2008 à 2017, dont 12 n'ont pas survécu. Le procès XXL de l'anesthésiste, prévu de septembre à décembre prochain à Besançon, va passer au crible l'ensemble de ces événements indésirables graves (EIG). L'Est Républicain dresse un résumé complet de ces arrêts cardiaques suspects, survenus en marge d'opérations chirurgicales souvent bénignes.
Frédéric Péchier, 53 ans, est accusé d'avoir empoisonné trente patients, dont douze mortellement, au sein de deux cliniques de Besançon. Des crimes que l'anesthésiste nie farouchement avoir commis.
L'immense majorité des victimes, âgées de 4 à 89 ans, ont présenté des arrêts cardiaques inopinés en marge d'interventions chirurgicales bénignes, sans que les causes de chacun de ces EIG (événements indésirables graves) fassent consensus sur le plan médical. L'ouverture d'une enquête policière hors normes, début 2017, a rebattu toutes les cartes en envisageant la piste d'une malveillance.
Au terme de huit années d'investigations, les juges d'instruction ont estimé que les charge pesant à l'encontre du Dr Péchier étaient suffisamment graves ou concordantes pour que la cour d'assises du Doubs se saisisse de la question. Le procès de l'ancien cador des blocs débutera le 8 septembre à Besançon.
Voici, dans l'ordre chronologique, les circonstances détaillées des trente cas d'empoisonnements présumés qui vont être examinés durant ces quatre mois d'audience.

Damien Iehlen, 10 octobre 2008 (décédé)
Père de famille de 53 ans, Damien Iehlen est le premier patient du programme opératoire du jour à la clinique Saint-Vincent. L’ablation de son rein vire à la catastrophe : à 7 h 46, c’est l’arrêt cardiaque. De l’éphédrine et de l’adrénaline lui sont injectés en toute urgence, son cœur est également massé puis « choqué » à deux reprises. Malgré les efforts désespérés de son anesthésiste, le Dr Nambot, épaulée par le Dr Péchier venu en renfort, le décès est constaté à 8 h 16.
Les analyses sanguines de Damien Iehlen révèlent un taux létal de lidocaïne, a priori incohérent avec l’utilisation modérée de cet anesthésique local, effectuée en péridurale. La poche de soluté de Ringer passée en intraveineuse, elle, n’a pas été conservée, et n’a donc pas pu être analysée. Une enquête de police est ouverte pour « homicide involontaire », mais au grand dam de la famille Iehlen, la procédure judiciaire finira par s’enliser, jusqu’à la révélation neuf ans plus tard de l’affaire Péchier.
-assimiles-par-l-accusation-a-des-empoisonnements-volontaires-photo-er-1755818967.jpg)
La clinique Saint-Vincent a concentré 27 des 30 événements indésirables graves (EIG) assimilés, par l'accusation, à des empoisonnements volontaires. Photo ER
Suzanne Ziegler, 14 octobre 2008 (décédée)
L’état de santé de Suzanne Ziegler, 74 ans, ne semblait présenter aucun risque majeur. Dès l’induction vers 12 h 20, et avant toute incision chirurgicale, la retraitée souffre pourtant de troubles cardiaques. Son cœur cesse vite de battre. Le Dr Arbez, son anesthésiste, est aidée par d’autres confrères, dont le Dr Péchier, pour tenter de la réanimer. Admise en urgence au CHU, Suzanne Ziegler s’éteint le lendemain.
Deux morts suspectes en quatre jours à la clinique Saint-Vincent… La situation crée des remous. Dans le doute, des investigations sont menées sur les ampoules de Propofol et de Sufentanil utilisées à la clinique, mais aucune anomalie n’est détectée sur les 56400 unités recensées par son fabricant. Un diagnostic est alors posé, celui d’un possible Tako Tsubo, syndrome rare lié à un état de stress maximal du patient.
Alertée par les proches de Suzanne Ziegler, la police ne s’intéresse à ce cas qu’en 2017. La découverte de traces de lidocaïne dans une ampoule de Nimbex, utilisée pour l’induction de Madame Ziegler, alimente la thèse d’une malveillance.
Les EIG troublants se délocalisent à la Polyclinique, où Frédéric Péchier a d'ailleurs pris ses fonctions depuis quelques semaines.
Venue pour une simple opération de la vésicule biliaire, Bénédicte B., 41 ans, est la première patiente de la journée. Une dizaine de minutes après son endormissement, la voilà frappée de bradycardie. Son anesthésiste, le Dr Pignard, s’affaire en urgence, soutenu entre autres par le Dr Péchier. Adrénaline, massage cardiaque, chocs électriques : Bénédicte B. est « récupérée », puis admise au CHU en surveillance, hors de danger.
Son cas reste incompréhensible et sujet aux débats. Complexifiée par l’absence de matériel saisi à l’époque, l’analyse de cet EIG, réalisée en 2023 par deux experts médicaux, ouvre la porte d’une intoxication massive à un anesthésique local.

La Polyclinique est également concernée par l'affaire, avec trois cas suspects survenus au premier semestre 2009. Photo Arnaud Castagné
Michel V., 48 ans, est admis à la Polyclinique pour un pontage aortique. Comme pour Madame Boussard, son cœur défaille peu après l’induction de produits anesthésiques, supervisée par le même Dr Pignard. La réanimation est cette fois menée en l’absence de Frédéric Péchier. Confié à l’hôpital Minjoz, Michel V. est tiré d’affaire.
Comme trois semaines plus tôt, aucune analyse toxicologique n’est menée à chaud, ce qui opacifie la compréhension du problème. Le CHU décèle une sténose d’un coronaire du cœur, nécessitant la pose d’un stent. Au vu du tableau clinique du patient, une récente contre-expertise médicale retient malgré tout la piste d’une intoxication potentiellement létale à un anesthésique local ou à du potassium.
À la Polyclinique, le cas de Nicole D. éveille définitivement les soupçons. Cette dame de 65 ans va être endormie pour une banale cholécystectomie, quand elle ressent une violente douleur au bras et dans la poitrine. « Au secours, je vais mourir » a-t-elle le temps crier, avant de sombrer dans son sommeil artificiel. Simple stress, imagine l’équipe médicale. Mais dès son intubation, de graves troubles cardiaques apparaissent. Le Dr Péchier est absent des locaux depuis une semaine, et pour cause : en litige financier avec l’établissement, il s’apprête à retourner travailler à la clinique Saint-Vincent.
Après plusieurs jours de coma, Nicole D. se réveille. Faute de déterminer les causes certaines de son EIG, un défibrillateur lui est posé, transformant la suite de sa vie en tunnel d’angoisse : la sexagénaire craint qu’un nouvel arrêt cardiaque ne survienne. Le Dr Pignard ordonne l’analyse de tout le matériel médical. Outre une dose trop élevée de potassium, la présence inexplicable d’adrénaline dans une poche de perfusion laisse pantois. Pour la première fois, la thèse d’une malveillance voit le jour. Le procureur est prévenu, la police est saisie et des auditions sont menées, sans qu’un suspect ne soit identifié... Jusqu’à la mise en examen, en 2017, du Dr Péchier.

La réanimation d'Eric Gendronneau a été un succès. Photo d'illustration ER
Retour à la clinique Saint-Vincent. Cette opération bénigne en urologie ne constitue qu’une péripétie pour Eric G., sportif accompli de 49 ans. Cinquante minutes après son induction, pourtant, ce patient fait un arrêt cardiaque nécessitant l’intervention de plusieurs médecins, dont le Dr Péchier, présent dans une salle contigüe.
Eric G. survit à cet étrange EIG. Le diagnostic controversé d’un Tako Tsubo est à l’époque posé, mais l’analyse des séquestres en 2018 esquisse un autre scenario : de la lidocaïne en grande quantité est décelée dans une poche censée ne contenir que du sérum physiologique. Des seringues présentent également trace pour l’une de lidocaïne, et pour l’autre, de bupivacacaïne, un autre anesthésique local ne figurant aucunement dans le protocole de cette opération.
Il est à noter que l’anesthésiste d’Eric G., le Dr Jeangirard, était opposé au retour de Frédéric Péchier à la clinique Saint-Vincent. Aucun EIG cardiaque n’avait par ailleurs été signalé au premier semestre 2009, lorsque le Dr Péchier exerçait à la Polyclinique.
Le « sort » frappe à nouveau deux semaines plus tard. Sur le point d’être opérée pour des varices, Sylvie G., 41 ans, ressent de violentes douleurs thoraciques, avant de s’évanouir. Présent dans une salle voisine, le Dr Péchier assiste son confrère, le Dr Humbert, pour la réanimation. La patiente se réveillera après trois jours de coma au CHU, avec des séquelles persistantes de la vue et des migraines régulières.
L’hypothèse d’un Tako Tsubo est privilégiée, bien que la patiente ne semblait éprouver aucune anxiété caractéristique de ce phénomène. Aucun matériel médical n’a été conservé, mais la dernière contre-expertise penche pour une intoxication à l’adrénaline.

Monique Varguet, 15 septembre 2010 (décédée)
L’ablation d’une partie du colon de Monique Varguet, prise en charge dès 7h, se déroule sans souci, mais la situation dégénère en salle de réveil. Cette femme de 64 ans convulse sans raison, avant de faire un premier arrêt cardiaque en fin de matinée, puis un second dans l’après-midi. Frédéric Péchier, de garde, se porte en vain à son chevet, tout comme les urgentistes du Samu. L’autopsie diligentée le lendemain du décès n’apporte aucune explication. L’anesthésiste pourtant expérimenté de Monique Varguet, le Dr Buet, n’a jamais compris la genèse de cet EIG.
Une plainte de la fille de la victime déposée en juin 2017 relance les investigations. Les prélèvements post-mortem réalisés à l’époque sont retrouvés et analysés. Et la présence dans ces tissus de mépivacaïne - anesthésique local pourtant non utilisé par le Dr Buet – est très suspecte. Selon la contre-expertise médicale, Monique Varguet n’a pas survécu à l’injection massive et malveillante de cette substance, potentiellement via une poche de perfusion.

L'intervention du coude de Monsieur Busetto n'a pas pu aller à son terme. Photo ER
Ulysse B., 61 ans, ne doit faire qu’un passage éclair à Saint-Vincent, son opération du coude étant anodine. Son cœur lâche pourtant en fin d’intervention, juste après la pose d’une poche de paracétamol et l’induction d’Acupan, un produit antalgique. Frédéric Péchier avait spécifiquement demandé au Dr Arbez de procéder à cette anesthésie. Sa consœur est prise de court par l’arrêt cardiaque, mais le Dr Péchier et d’autres praticiens prennent les choses en main et sauvent le patient. Ce dernier reste quatre jours dans le coma et gardera des séquelles d’ordre psychologique, sous forme de troubles de l’anxiété.
Que s’est-il passé ? À l’été 2011, personne n’a d’explication rationnelle. L’analyse plus récente des séquestres de cet EIG met en lumière la présence inopinée de lidocaïne, sous forme de traces dans une seringue. Ce détail troublant corrobore l’hypothèse des experts sollicités par la juge d’instruction, qui privilégient l’injection illicite d’un anesthésique local dopé à l’adrénaline.
L’anesthésiste Arbez est touchée par son troisième EIG : Christian P., venu ôter des métastases cancéreuses du foie, perd pied quelques minutes après la première incision. En poste dans le bloc voisin, Frédéric Péchier jaillit dans la salle et préconise des intra-lipides, antidote efficace contre une surdose d’anesthésiques locaux. Le cœur de ce patient de 63 ans repart. Dix jours d’hospitalisation plus tard, le voilà rétabli, malgré une faiblesse chronique de la ceinture abdominale.
L’injection de ropivacaïne via une péridurale a-t-elle pu causer cet EIG ? A priori non, le taux mesuré dans le sang de Christian P. étant normal. Malgré l’absence de saisie de la poche posée juste avant la tachycardie, les experts misent sur un empoisonnement aux anesthésiques locaux... Le Dr Arbez, marquée par ce nouveau coup dur, a longtemps regretté de ne pas avoir écouté Frédéric Péchier, qui lui avait déconseillé, la veille, de venir travailler ce matin-là.
Le Dr Arbez se retrouve confrontée à une nouvelle situation anormale, dix jours plus tard, lorsque le cœur de Micheline G. s’emballe dès l’induction. Cette patiente de 52 ans, jugée fragile, a également présenté des signes de cyanose. Sa réanimation, à laquelle participe le Dr Péchier, présent dans un bloc voisin, est heureusement un succès. Avec un bémol : la pose d’une sonde au niveau de son urètre, censée résoudre ses problèmes de calculs rénaux, n’a pas pu être effectuée.
La piste d’une allergie au curare est privilégiée, mais tous les résultats d’analyse reviendront négatifs. Ce cas pose question à la communauté médicale. En 2018, l’examen des séquestres, parcellaires, ne révèle rien de probant, à la notable exception de traces de lidocaïne dans une seringue, alors que cet anesthésique local n’est pas censé avoir été utilisé. La plus récente contre-expertise médicale opte néanmoins pour une intoxication à l’adrénaline.

Me Schwerdorffer porte la voix du Dr Péchier, lequel soutient que 29 des 30 EIG ne sont pas dus à un acte de malveillance. Photo A. Castagné
Le moment est venu pour Denise M., 80 ans, de changer sa prothèse de hanche. Première à passer au bloc orthopédie de la matinée, l’octogénaire perd une quantité non négligeable de sang. Ses ennuis ne font que commencer, puisqu’une fois en salle de réveil, un hématome important attire l’œil des infirmières… Retour en urgence au bloc, pour régler un problème qui, cette fois, n’est pas cardiaque.
Si aucune plaie n’est détectée, le sang de Denise M. anormalement fluide continue de couler. Il est analysé : son taux de coagulation est étrangement bas. Il est décidé de lui administrer de la protamine, antidote connu pour réguler les effets d’un anticoagulant, l’héparine. Cela fonctionne. Mais les questions perturbent l’équipe médicale : comment une telle dose d’héparine, à même de provoquer de graves hémorragies, aurait-elle pu contaminer les veines de Denis M. ? L’erreur médicale semble évacuée par les investigations. Reste une alternative : l’acte de malveillance.
Une semaine plus tard, le scenario se répète… Admis pour une ablation d’un rein, orchestrée par le Dr Lecuyer sous l’œil de l’anesthésiste Sylvain Serri, Pascal B. regagne la salle de réveil vers 10 h 50. Son pansement s’imbibe petit à petit de sang, en quantité importante. L’alerte est donnée dans l’après-midi. Mobilisé en urgence, le laboratoire formule une conclusion rapide : surdose d’héparine, qu’il faut traiter au plus vite.
Pascal B. est réopéré le lendemain, pour évacuer la poche de 1200 ml apparue dans son corps. Personne ne comprend ce cas, ni le chirurgien, ni l’anesthésiste, ni les infirmières. Suspectant un empoisonnement, Pascal Bobert finit par porter plainte en mars 2017. Six ans plus tard, une contre-expertise médicale retient la probabilité qu’un contenant frauduleusement pollué d’héparine lui ait été injecté.

Le procureur Etienne Manteaux a annoncé, fin 2019, que quatre exhumations avaient été menées dans le cadre de l'enquête. Photo ER
Annie Noblet, 11 décembre 2012 (décédée)
Annie Noblet, 66 ans, a survécu à un cancer du sein. Neuf mois après une première opération réussie, elle s’apprête à subir une seconde reconstruction mammaire. Son arrêt cardiaque prend tout le bloc de court vers 12 h 30. La sexagénaire, réanimée, stabilisée, est conduite en salle de réveil. Où son cœur cède à nouveau, cette fois définitivement. Son décès est prononcé à 14 h 55. Frédéric Péchier était en consultation ce matin-là, mais avait travaillé la veille dans le bloc utilisé pour Annie Noblet.
Le diagnostic fait débat. Embolie pulmonaire ? Choc anaphylactique ? Tako Tsubo ? Les séquestres, analysées quelques années plus tard, révèlent la présence inopinée de traces de lidocaïne dans une poche de paracétamol perfusée à la patiente. Le chirurgien, le Dr Harbon, expliquera n’avoir utilisé que de la lidocaïne adrénalinée, ce qui est différent. L’exhumation d’Annie Noblet est autorisée. L’examen de son corps confirme la présence de lidocaïne, dont l’injection massive aurait pu provoquer sa mort, selon les conclusions d’une contre-expertise médicale.
La scoliose de Monique C., 62 ans, endormie à 8 h 57, n’a pas eu le temps d’être opérée. Alors que le chirurgien nettoie la zone à inciser, son cœur cesse de fonctionner. Sans aucun signe avant-coureur. Son anesthésiste, le Dr Arbez, insiste pour poursuivre une réanimation a priori désespérée longue de 45 minutes, à laquelle participe également Frédéric Péchier, présent dans la salle voisine. Une obstination gagnante : transférée au CHU, Monique C. survivra.
Cet EIG divise les médecins chargés de lui trouver une cause. La contre-expertise réalisée en 2023 retient comme origine probable « une administration exogène » de potassium, et/ou d’anesthésiques locaux, possiblement véhiculée par une des poches de perfusion utilisées sur la patiente.

L'arrêt cardiaque fatal à Anne-Marie Gaugey, 66 ans, semble avoir été causé par une intoxication à la mépivacaïne, une mollécule qui n'a pourtant pas été utilisée dans le protocole de l'opération. Photo ER
Anne-Marie Gaugey, 27 juin 2013 (décédée)
Le calvaire de l’anesthésiste Colette Arbez se poursuit. Sa fin de carrière - exemplaire jusqu’alors - vire au cauchemar lorsqu’un nouvel EIG tue l’une de ses patientes. La longue intervention pour une arthrodèse d’Anne-Marie Gaugey, 66 ans, s’achève sans heurts. C’est en salle de réveil que la situation dérape, hypothermie, crises d’épilepsie, deux arrêts cardiaques à la suite… Le dernier lui sera fatal.
Là encore, aucune explication rationnelle à ce drame ne s’impose, jusqu’à l’exhumation du corps d’Anne-Marie Gaugey en décembre 2019. La présence avérée de mépivacaïne dans le liquide de putréfaction, la moelle osseuse et de nombreux viscères, chamboule la donne, cet anesthésique local n’ayant été utilisé ni par le Dr Arbez, ni par le chirurgien, le Dr Laurain. Alors par qui, et comment ? Une intoxication à la mépivacaïne expliquerait en tout cas ce brutal décès.

Armand Dos Santos, 3 mars 2014 (décédé)
Il s’agissait de sa cinquième opération chirurgicale et aucune, jusqu’alors, n’avait été problématique. Armand Dos Santos, 72 ans, arrive en toute confiance à la clinique Saint-Vincent pour être opéré du rachis. En fin d’intervention et après la pose d’une poche de perfusion de paracétamol, son cœur fait un arrêt prolongé, difficilement rattrapé par le personnel de la clinique. Transféré dans un état critique à l’hôpital, le retraité y décédera cinq jours plus tard.
Il était pour chacun difficile de comprendre l’enchaînement des faits, jusqu’au retour des analyses des séquestres, fin décembre 2018. L’une des trois poches saisies présente un taux faramineux de potassium. Les experts s’accordent à dire qu’Armand Dos Santos est mort intoxiqué par cette substance. Interrogé par la police, son anesthésiste, le Dr Serri, n’y va lui-même pas par quatre chemins : « C’est un assassinat au potassium, je n’ai pas d’autre mot ».

Les EIG jugés suspects se déclenchaient avant, pendant ou juste après certaines opérations chirurgicales. Photo A. Castagné
Jean Benoît, 10 juin 2014 (décédé)
C’est sans doute l’un des EIG les plus marquants de cette affaire. À 79 ans, Jean Benoît présente un bon état général, et son opération de la cataracte n’est qu’une formalité. En ophtalmologie, les accidents d’anesthésie sont rarissimes, et pourtant... Peu après une légère injection de propofol sous son œil vers 13 h 30, Jean Benoît souffre de tachycardie. Il est pris en charge, stabilisé et conscient. Mais sans crier gare, son cœur finit par lâcher une seconde fois. Irrémédiablement.
Tous les regards se braquent vers le Dr Arbez, son anesthésiste, frappée depuis deux ans par une impensable série d’EIG. Non loin de la retraite, la praticienne a été retirée des blocs « sensibles » et repositionnée en ophtalmologie à la demande, entre autres, de son confrère Frédéric Péchier. Le moral du Dr Arbez est détruit par ce énième décès, a priori incompréhensible. Le corps du défunt, exhumé en 2019 pour les besoins de l’enquête, présente des traces suspectes de lidocaïne. Pour expliquer la mort de Jean Benoît, une contre-expertise médicale menée en 2023 avance la piste d’une injection illicite de cet anesthésique local, dopé à l’adrénaline.
Odile L., 43 ans, allongée sur son brancard, attend qu’on la conduise au bloc pour une ablation de l’utérus. Mais alors que seule une poche de perfusion lui est posée, la voilà qui tremble et se plaint d’oppression thoracique. Des troubles cardiaques l’assaillent sans raison. Son anesthésiste, le Dr Biyick, prend les choses en main et stabilise la situation. Au vu de l’échographie cardiaque diligentée le jour même, le syndrome rare d’un Tako Tsubo est avancé. Ce diagnostic ne convainc aucunement les experts médicaux sollicités en 2023 par la juge d’instruction, lesquels penchent pour une administration - hors protocole - d’un anesthésique adrénaliné.
Interrogée par la police en 2019, Odile L. affirme par ailleurs se souvenir que ce 8 janvier 2015, alors qu’elle était allongée en salle d’accueil, un homme en blouse blanche avait déposé du matériel médical à ses pieds en glissant avec un sourire : « ça, c’est de la bonne ». La patiente assure qu’il s’agissait du Dr Frédéric Péchier. Ce dernier nie farouchement.

Edith Bongain, 13 mars 2015 (décédée)
Même si elle était catégorisée « à risque », personne ne voit venir l’arrêt cardiaque d’Edith Bongain. Il est 13 h 49, son opération à la jambe touche à sa fin quand son organisme flanche. Son anesthésiste, le Dr Biyick, est aidée par d’autres collègues, dont le Dr Péchier, mais le cœur de cette patiente de 89 ans ne repart pas : décès acté à 14 h 15, sans que l’on s’accorde sur ses causes.
Le cas d’Edith Bongain intéressera les enquêteurs, au point qu’une exhumation est ordonnée quatre ans après sa mort. Les analyses mettent en lumière des traces de lidocaïne, et surtout de mépivacaïne. Le tableau clinique de sa défaillance cardiaque correspond justement à une potentielle intoxication à ce genre d’anesthésiques locaux. Comment justifier leur présence ? Les experts médicaux envisagent une nouvelle fois une administration détournée, via une banale poche de perfusion. Le chirurgien, le Dr Guelle, fait part aux policiers d’une intuition : il pense que le Dr Biyick était indirectement visée, compte tenu de ses relations dégradées avec ses confrères anesthésistes, dont le Dr Péchier. Pressentie pour intégrer définitivement la clinique, cette praticienne, qui effectuait des vacations, a finalement été rejetée par ses pairs.
Sylviane Baugey, 20 avril 2015 (décédée)
Mère de famille emplie d’énergie, Sylviane Baugey, 57 ans, veut régler son problème d’épaule une bonne fois pour toutes. Le Dr Gallinet opère sa coiffe des rotateurs et injecte en fin d’intervention, comme il en a l’habitude, une dose localisée de ropivacaïne. Quelques minutes après l’administration de l’anesthésique local, la tension de Sylviane Baugey s’envole, puis son cœur s’arrête. Une lourde réanimation est entreprise, à laquelle le Dr Péchier participe en préconisant l’injection immédiate d’intralipides, antidote classique pour une intoxication aux anesthésiques locaux. Sylviane Baugey va mieux. Du moins, le pense-t-on. Son état empire à nouveau. Confiée au CHU, elle décède deux jours plus tard.
Un débat enflammé oppose médecins et experts sur la cause de cet EIG. L’injection du Dr Gallinet a-t-elle suffi à provoquer une intoxication fatale à Madame Baugey ? Quelques-uns le pensent, d’autres rejettent cette éventualité. La dernière contre-expertise médicale défend une surdose d’anesthésiques locaux qui n’aurait été aucunement provoquée par le geste chirurgical du Dr Gallinet.
Avant même l’incision de sa jambe, soumise à des problèmes vasculaires, Christian D. subit un double arrêt cardiaque à sept minutes d’intervalle. En amont de l’opération et compte tenu d’un planning compliqué, le Dr Péchier s’était porté volontaire pour endormir ce patient, potentiellement fragile, mais le Dr Humbert avait souhaité garder la main. Lorsque tout déraille, Frédéric Péchier se porte avec d’autres au chevet de Christian D. pour gérer sa réanimation, couronnée de succès. Transféré au CHU, cet homme de 66 ans restera toute une semaine dans le coma.
La cause de son EIG demeure floue, bien que sa langue bleuie fasse penser, selon certains soignants, à un « bolus d’adrénaline ». Les experts du CHU, eux, n’écartent pas la piste du Tako Tsubo, quand un autre envisage un arrêt cardiaque hypoxique (dû à un déficit d’oxygène). Une expertise médicale de 2023 se veut plus affirmative, en retenant le scénario d’une intoxication à l’adrénaline, le seul « qui permet d’expliquer la totalité de la scène clinique ».
Wilhem B., 16 ans seulement, va subir une arthroscopie du genou. Un geste simple à exécuter pour le Dr Forterre, chirurgien expérimenté. Peu après l’induction anesthésique de l’adolescent, orchestrée par le Dr Cherreau, apparaissent une forte tension, une tachycardie majeure et une dilatation des pupilles. Ses troubles cardiaques finiront par s’estomper, malgré des céphalées et vomissements à son réveil. Les examens réalisés à chaud, rassurants, ne mettent aucune anomalie cardiaque en lumière.
Interrogée sur cet EIG troublant, son anesthésiste n’exclut pas un surplus d’adrénaline, généré « soit naturellement, soit artificiellement ». C’est aussi l’avis des experts médicaux mobilisés en 2023. Selon eux, une dose élevée d’adrénaline a pu être administrée à Wilhem B., notamment via sa première poche de perfusion ou via les seringues initiales de Propofol ou de Sufentanil.

Les proches du jeune Tedy, ici son père, veulent comprendre comment son petit coeur s'est temporairement arrêté de battre, le plongeant dans le coma. Photo Willy Graff
Ces EIG cardiaques en série n’épargnent aucune catégorie d’âge. Tedy H., 4 ans, en est le triste exemple. Endormi pour une ablation des amygdales, le garçonnet présente vite une brutale fibrillation ventriculaire… Les battements de son petit cœur cessent. Dans le bloc pédiatrique, c’est le branle-le-bas de combat. Le Dr Péchier et le Dr Balon-Dole se précipitent pour aider leur confrère, le Dr Cherreau.
L’état de Tedy est stabilisé, mais fragile. Il est envoyé au CHU, où il reste deux jours dans le coma. Cette réanimation est un succès au goût amer, personne n’étant capable d’expliquer à sa famille l’origine de l’EIG. Une expertise civile avance l’hypothèse d’une mauvaise manœuvre d’intubation. D’autres se demandent si les patchs EMLA (anesthésique local) posés sur l’enfant n’auraient pas pu provoquer une intoxication. Rien de convaincant. Des traces de lidocaïne retrouvées dans une seringue font lever quelques sourcils. Selon plusieurs médecins experts, le tableau clinique de Tedy laisse penser à une surdose massive de potassium ou d’anesthésique local.

Laurence Nicod, 14 avril 2016 (décédée)
Laurence Nicod, podologue, voue une confiance aveugle au système de santé français. Cette femme dynamique de 50 ans va pourtant s’éteindre entre les murs de Saint-Vincent des suites d’une banale opération de l’épaule droite. L’intervention menée par le Dr Gallinet, sous la supervision de l’anesthésiste, le Dr Serri, se déroule sans heurts. Les troubles cardiaques et neurologiques ne débutent qu’à 12 h 30, une demi-heure après l’arrivée de Madame Nicod en salle de réveil. Son état s’améliore un temps, avant une nouvelle brutale rechute. Frédéric Péchier participe à la réanimation. Prise en charge par le Samu à 18 h 20, elle décède à 4h du matin à l’hôpital.
Les analyses sanguines de la défunte font apparaître un taux de tramadol 20 fois supérieur à la norme, alors que cette molécule n’est pas censée avoir été utilisée. De la mépivacaïne trois fois trop dosée est également décelée. Cet anesthésique local a été injecté par le Dr Serri en tout début d’opération, mais pas en si grande quantité.
L’anesthésiste est choqué, d’autant que la patiente précédant Laurence Nicod n’était autre que sa compagne, le Dr Nambot, elle-même anesthésiste à la clinique Saint-Vincent… Il pense que la poche de perfusion vectrice de cet éventuel empoisonnement lui était en réalité destinée. Il est à noter que le couple Serri-Nambot était depuis peu en froid avec Frédéric Péchier, pour des motifs personnels.
Les étonnants déboires du Dr Serri s’enchaînent. Kévin B., 26 ans, sportif émérite, doit passer par la case « clinique » pour une ligamentoplastie du genou exécutée par le Dr Forterre. De la ropivacaïne lui est injectée localement en fin d’intervention, sans réaction majeure. Une fois en salle de réveil, et alors qu’une poche de Ringer et une poche de Perfalgan lui sont posées, Kevin B. plonge dans l’abîme : hypertension, tachycardie, sévère défaillance cardiaque. Le Dr Serri, renforcé par ses collègues dont le Dr Péchier, ne comprend pas ce qu’il se passe.
Kevin B. tient le coup malgré ses 13 jours dans le coma. Il restera ensuite suivi par un cardiologue, personne ne pouvant établir l’origine de son EIG. Le cas du jeune Bardot interpelle la communauté médicale de la clinique Saint-Vincent et du CHU Minjoz. Un diagnostic par défaut est posé : syndrome de Tako Tsubo. Tout accuse plutôt un apport massif et exogène d’adrénaline, bien que le protocole de prise en charge de Kevin B. n’en fasse aucune mention.

Bertrand Collette, 31 octobre 2016 (décédé)
Nouvel épisode de la série noire pour le Dr Serri : la mort de Bertrand Collette, 66 ans, admis à Saint-Vincent pour une prothèse de hanche. L’arrêt de son cœur survient à 7 h 27, sans signe précurseur, vingt minutes après l’induction, mais avant tout incision. Frédéric Péchier, de retour de vacances ce matin-là, intervient en renfort trois minutes après l’arrêt cardiaque, injectant aussitôt du gluconate de calcium, remède adéquat pour compenser une hyperkaliémie.
Malgré ces efforts, le décès de Bertrand Collette est prononcé le lendemain au CHU. L’étiologie de cet EIG laisse tout le monde dubitatif. Le chirurgien concerné, le Dr Laurain, qualifie ce cas de « très choquant ». Les avis - à l’exception de celui du Dr Péchier - convergent vers un apport exagérément important de potassium, potentiellement exogène et malveillant. Les suspicions se concentrent sur une diffusion par une poche de Ringer perfusée au patient. Mais comme souvent dans cette affaire, cette poche n’a pas été séquestrée, ce qui rend toute vérification toxicologique impossible.

Me Berna et Me Douchez officieront du côté des parties civiles lors du procès, le premier pour de nombreuses familles de patients, le second pour la clinique Saint-Vincent. Photo Franck Lallemand
Henri Quenillet, 21 novembre 2016 (décédé)
L’année 2016, émaillée de plusieurs EIG cardiaques graves, s’achève de la pire des manières. L’ablation de la prostate d’Henri Quenillet, 73 ans, ne pose aucune difficulté de 7 h 40 à 9 h 49, point de départ d’une bradycardie sévère. Adrénaline, bicarbonate, gluconate de calcium… Jonglant avec les molécules, son anesthésiste, le Dr Assila, fait des miracles pour stabiliser Monsieur Quenillet. Un but temporairement atteint à 10 h 24. L’état de santé du patient, confié ensuite au CHU, est néanmoins trop dégradé. Il décède le lendemain.
Dans un contexte global de tensions latentes entre anesthésistes, ce énième EIG trouble les esprits. Le Dr Assila estime que le taux de potassium relevé dans le sang du défunt est anormalement élevé. Les causes de la mort d’Henri Quenillet suscitent néanmoins le débat entre médecins et experts. Un dernier rapport établi en 2023 conforte le Dr Assila, en retenant la piste d’une hyperkaliémie. Aucune poche de soluté n’a pu être conservée, donc analysée.

Le cas de Sandra Simard, qui copréside l'association des victimes, a été décisif sur le plan judiciaire puisque c'est son arrêt cardiaque qui, à l'époque, a déclenché les investigations policières. Photo ER
Sur le plan judiciaire, tout bascule début 2017, à la suite de l’opération pour une arthrodèse lombaire de Sandra Simard. Alors que l’intervention touche à son terme, cette mère de famille de 36 ans fait un arrêt cardiaque. Son anesthésiste, le Dr Balon-Dole, bénéficie des conseils express du Dr Péchier, qui préconise du gluconate de calcium. Un choix payant. Sandra Simard reste entre la vie et la mort. Elle ne sera tirée d’affaire qu’après cinq jours de coma, au prix de séquelles persistantes : troubles de la mémoire, de la concentration, fatigue chronique…
Le Dr Balon-Dole veut comprendre. Encouragée par le CHU, elle insiste pour séquestrer l’ensemble du matériel médical utilisé, poches de Ringer incluses. L’une d’elle révèle la macabre clé de l’énigme : du potassium est retrouvé en quantité astronomique dans le soluté, cent fois la dose normale. Le procureur est prévenu par l’Agence régionale de santé. Une enquête de police est ouverte, guidée par une orientation nouvelle : la malveillance. Seul le Dr Péchier, une fois suspecté, réfute cette idée, accusant sa consœur, le Dr Balon-Dole, d’avoir trafiqué cette poche pour masquer une hypothétique erreur médicale.

Jean-Claude Gandon a la certitude qu'il a été empoisonné. Photo Franck Lallemand
Ce dernier EIG - le seul qui concerne directement un patient du Dr Péchier - intervient dans un climat alourdi par les suspicions en cours. La clinique Saint-Vincent est sous surveillance. Jean-Claude Gandon, 70 ans, est opéré d’un cancer de la prostate. Alors qu’aucun acte de chirurgie n’a encore eu lieu, une infirmière repère une poche de perfusion percée sur le chariot d’anesthésie. Le Dr Péchier, fébrile, fouille dans les tiroirs et signale deux autres poches abîmées. Peu de temps après, le cœur de Jean-Claude Gandon lâche brutalement. Sa réanimation à laquelle contribuent d’autres praticiens est difficile, mais ponctuée de succès.
Une intoxication aux anesthésiques locaux est aussitôt suspectée. Et les analyses poussées le confirment : de la mépivacaïne en dose élevée est retrouvée dans le sang, ainsi que dans une poche de paracétamol du patient. Cet anesthésique local est également décelé dans deux seringues jetées dans la poubelle du bloc. L’existence d’un empoisonnement, dénoncé en premier lieu par Frédéric Péchier lui-même, ne fait aucun doute. Le praticien assène que quelqu’un a tenté de tuer son patient. Les policiers pensent, à l’inverse, que le Dr Péchier, acculé par l’enquête, a improvisé à la hâte un « EIG alibi ».

L'Est Républicain