TEMOIGNAGE. "On était vraiment ensemble, comme il le voulait" : ce fils raconte comment il a aidé illégalement son père à mourir

La fin de vie est de retour à l'Assemblée nationale, les débats qui avaient été arrêtés par la dissolution reprennent lundi 12 mai mais sous une autre forme. Depuis l'adoption en commission le 2 mai, la proposition de loi crée en effet un "droit à l'aide à mourir", euthanasie ou suicide assisté, pour les malades incurables en fin de vie. Sans attendre ces débats, certains citoyens partent mourir en Suisse ou en Belgique. D'autres familles en France s'organisent pour aider un proche en souffrance à mourir à sa demande, hors de tout cadre légal car l'euthanasie est ici punie par la loi. C'est le cas de Jacques, ce fils qui a aidé son père à mourir.
Franceinfo l'a rencontré chez lui mais la ville, l'arrondissement ou le village où cela a eu lieu ne sera pas dévoilé. La région de France non plus, car témoigner est risqué pour cet homme qui a aidé son père à mourir. Autour d'une table en bois, Jacques souhaite commencer son récit avec la lettre que son père a écrite à ses enfants, celle où il leur parle de son projet. Elle s'appelle : "Quand je partirai. Lettre à mes chers petits".
"Je vous la lis, explique Jacques : 'Je vous en ai parlé déjà plus ou moins. Depuis quelque temps, il m'arrive de penser à la mort. L'âge avancé, les problèmes physiques, sans parler de la souffrance morale associée à un lourd sentiment de dépression et d'inutilité'".
"C'est pourquoi, quitte à faire preuve de manque d'ardeur vitale, cette mort, il m'arrive de plus en plus souvent de la désirer".
Extrait de la lettre écrite par le papa de Jacques
"'Pour éviter, le moment venu, que la vie devienne pénible, voire insupportable pour moi, mais aussi et surtout, pour vous...'", termine Jacques, avec beaucoup d'émotion dans la voix, en lisant cet extrait.
Son père de 86 ans n'avait pas de maladie incurable, mais celle du temps qui passe : "Il avait la maladie de la vieillesse, celle qui fait que ça se déglingue à différents niveaux et qu'il pouvait de moins en moins marcher et rester éveillé. Il aimait énormément la vie. Il aimait beaucoup parler aux autres, les réunir, les emmener dans plein d'endroits. Et je crois que, à la réflexion, c'est ce qu'il a fait pour sa mort aussi. Il a réussi à en emmener quelques-uns avec lui".
"Il a été très, très sensible à la réponse que chacun lui a donnée lorsqu'il nous a annoncé ça pour la première fois, poursuit Jacques. Il m'a remercié d'accepter qu'il ne soit pas seul à envisager la mort, parce qu'en réalité, c'était être avec lui. Dans cette lettre, il dit aussi que c'était mourir en famille comme au bon vieux temps. Il se sentait en confiance, il a pu le faire, dire des choses telles que ça, 'aidez-moi à mourir'".
Son père lui a fait parvenir cette lettre "un an et demi avant l'événement où on l'a accompagné, pour que les choses se préparent, se mastiquent mentalement". Un an et demi pour prendre le temps de se dire au revoir, passer encore de bons moments et pour préparer ce suicide assisté clandestin. Il a fallu "se rapprocher de soutiens, d'associations". Et puis "choisir la méthode", glisse Jacques, avant de préciser : "Donc l'ingestion d'un produit qu'il a fallu faire venir, avec toutes les difficultés parce que c'est évidemment illégal, ça ne se vend pas facilement et surtout c'est répréhensible".
Le produit choisi par son père est un barbiturique, un anesthésiant puissant interdit en France. "Il voulait surtout quelque chose d'efficace, d'indolore, précise Jacques. On s'est procuré le produit sur le dark web, on a payé en bitcoin. C'est cher, très cher. C'est arrivé sous une forme tout à fait banalisée, comme si c'était tout à fait autre chose, quelque chose de plutôt sympathique, quelque chose qui passe les douanes..."
Pour éviter de possibles poursuites, il a aussi fallu imaginer un plan pour se protéger. "Sur les conseils de l'avocate, mon père nous a envoyé un courrier où il nous dit qu'il va mettre fin à ses jours et qu'il nous propose d'être là. On a répondu un courrier disant 'Non, on ne veut pas papa, on tient trop à toi et à toi, vivant'. Et lui, a répondu à nouveau en disant 'Très bien, je vais quand même le faire', pour vraiment séparer son intention de la nôtre. Et tout ça était purement artificiel", détaille-t-il.
Les mois passent, puis un jour : "Je suis allé le voir un week-end, il m'a dit 'Voilà, la semaine prochaine, je vais envoyer la lettre qui dira que c'est telle date'. Le jour J, on se retrouve avec mon frère à la gare. On va ensemble chez papa et là, on rentre dans une étrangeté. Vers 19h30, on passe à table, on savoure énormément chaque parole. On a fini de manger, puis à un moment, il dit 'Allez, il faut qu'on y aille'. Et il va dans sa chambre. On l'accompagne, on s'allonge chacun d'un côté de lui, en lui tenant le bras. Puis, il s'est redressé d'un coup et il a ouvert le petit tiroir".
"Il a bu une boisson qu'il aimait bien, avant de boire la fiole qui contenait le produit létal. Il s'est allongé, et on s'est allongés, mon frère et moi, chacun d'un côté".
"Il respirait assez rapidement et on ne disait rien. Je me rappelle qu'il a mis sa main sur ma cuisse. On était vraiment ensemble comme il le voulait. Et puis, sa respiration s'est apaisée. Ça a été très très vite, en une minute je pense, sans aucune souffrance, sans aucune saccade. On a attendu suffisamment longtemps pour sentir qu'il devenait froid. Il y a eu un moment quand même où on s'est parlé avec mon frère. Est-ce que c'est bon ? Qu'est-ce que tu en penses ? On est restés longtemps encore", poursuit-il avec émotion.
"On a fait disparaître le produit le plus loin possible, comme ça nous avait été conseillé, indique Jacques. On a tout nettoyé le soir comme des personnes qui ont des choses à se reprocher. Puis là, on est partis. On avait laissé nos téléphones à l'hôtel sur les conseils de l'avocate, pour ne pas être géolocalisés. Ensuite, on a suivi notre plan, c'est-à-dire d'aller dormir, et puis de revenir le lendemain matin, et de constater sa mort".
Le médecin venu constater le décès a conclu à une mort "naturelle" : "Ce qu'on a fait, c'est qu'on a créé une histoire. Évidemment, il y a la peur, mais il y a la joie, il y a 1 000 émotions. Je suis fier d'avoir fait quelque chose qui mérite d'être entendu parce que ça peut permettre à certaines personnes de s'autoriser à changer leurs interdits".
"Mourir heureux, c'est pas mal".
Si Jacques avait l'opportunité d'être à l'Assemblée, il lirait le courrier envoyé par son père. "Je crois que ça, ça parle", assure-t-il. Il partagerait notamment le dernier extrait de cette lettre : "Si partir en beauté est un vain espoir, s'en aller avec dignité me paraît un souhait raisonnable pour qui a le droit de disposer de lui-même. J'ai le sentiment d'avoir, autant que je le pouvais, assumer mes responsabilités et mener à bien mon destin. Votre vieux père et grand-père qui vous aime, vous aime et vous aime".
Aujourd'hui, en France, une personne qui en aide une autre à se suicider peut être condamnée jusqu'à cinq ans d'emprisonnement pour non-assistance à personne en danger et 75 000 euros d'amende.
Francetvinfo