La diabolisation, une faiblesse que la France insoumise aimerait transformer en force

Le 8 mai, Jean-Luc Mélenchon dépose plainte. Le jour même, l’avocat Alain Jakubowicz, ex-président de la Licra, a osé le comparer à l’ancien ministre nazi Joseph Goebbels après avoir été interrogé sur la sortie récente du livre-enquête la Meute.
L’ouvrage, signé des journalistes Charlotte Belaïch et Olivier Pérou, révèle la « violence » et la « toxicité » de certains cadres et militants au sein de la France insoumise (LFI), le leader au premier chef. L’analogie avec le nazisme, absurde, dit le degré de haine que suscite LFI sur certains plateaux de télévision.
Plusieurs jours plus tard, le patron des députés de droite (LR), Laurent Wauquiez, déclare que le parti mélenchoniste « est le premier danger politique aujourd’hui en France » – le même est à l’initiative d’une commission d’enquête parlementaire censée faire la lumière sur « les liens entre les insoumis et les islamistes ». Les macronistes, eux, participent aussi à excommunier LFI de « l’arc républicain ».
« Antisémite », « islamo-gauchiste », « antirépublicaine », « pro-Hamas », « dérive factieuse »… Dans un contexte général de dénigrement des forces progressistes, jetées dans le caricatural panier du « wokisme », la France insoumise est désormais quotidiennement diabolisée, quand le Rassemblement national fait le chemin contraire.
Une telle inversion des valeurs est dangereuse pour le débat public. La faute aux médias ? Ce serait être un peu court. La sortie injurieuse d’Alain Jakubowicz ne doit pas faire oublier que Jean-Luc Mélenchon lui-même s’est laissé aller à des analogies douteuses : ici convoquant Eichmann pour critiquer le directeur de l’université de Lille, là approuvant une comparaison du secrétaire national du PCF Fabien Roussel au collaborateur Doriot. Comme un symbole du rapport qu’entretient le leader insoumis à sa propre diabolisation. Attaqué souvent de manière fallacieuse par les médias libéraux, il tend aussi volontiers le bâton pour se faire battre en multipliant les polémiques. Voire les théorise comme une arme.
« Plus on nous cogne dessus, plus on gagne en voix », aiment à ironiser Jean-Luc Mélenchon et son entourage en s’appuyant sur ses résultats aux présidentielles : en trois scrutins, l’insoumis n’a fait que gagner des voix, malgré le battage médiatique contre lui.
« La haine des médias du capital est notre médaille », déclarait-il déjà en 2018. « Quand un système médiatique mainstream qui est détesté de la plupart des gens nous tape dessus comme un seul homme, ça tend à prouver qu’on est dans le vrai, assure aujourd’hui le député LFI Antoine Léaument, ex-responsable de la communication numérique de Jean-Luc Mélenchon. Je constate que dans la vie politique du pays, nous sommes centraux. Il n’y a pas un jour où on ne parle pas de nous. »
Une analyse qui n’est pas partagée par certains députés au sein du groupe insoumis, mal à l’aise face à l’accumulation des polémiques (affiche à l’effigie de Cyril Hanouna, ton agressif employé contre un journaliste…) ou tout simplement inquiets des dégâts que la diabolisation provoque dans l’opinion.
Le député apparenté LFI Aymeric Caron ne croit pas au discours qui voit dans la controverse médiatique un carburant : « Ce serait se mettre dans la position d’un citoyen qui a une hauteur de vue et une fine connaissance du fonctionnement médiatique. La réalité, c’est que la majorité des gens n’ont pas le temps d’avoir ce regard très critique. Quand tous les jours la télévision explique que nous sommes un parti antisémite, une partie des gens finissent par le croire. »
Diabolisée, LFI devient de fait une cible. D’autant que les attaques ont changé de nature. En 2017, Jean-Luc Mélenchon pouvait être repeint en dangereux ersatz de Robespierre-Lénine par le Figaro du fait de son programme économique et fiscal. Huit ans plus tard, LFI est accusée de « collaborer » avec des « ennemis de la nation », islamistes en tête. Un boulevard pour l’extrême droite radicale, d’abord. Mais aussi pour n’importe quel badaud qui se serait laissé convaincre que les insoumis constituent, en effet, une menace pour le pays.
Aymeric Caron a été interpellé dans la rue, le 12 mai, par un retraité qui déclarait « vouloir le tuer par plaisir ». L’échange a été filmé. « En 2024, des gens m’ont agressé et accusé de soutenir le Hamas, ce qui est faux, raconte encore l’élu parisien. Ils étaient incapables d’expliquer ce que j’avais dit exactement, mais ils l’avaient entendu sur CNews. La diabolisation repose aussi sur la diffamation et le mensonge. »
Les exemples ne manquent pas. Le député Louis Boyard a déclaré avoir dû déménager, en 2023, à la suite de la divulgation de son adresse par des militants d’extrême droite. La maison de Jean-Luc Mélenchon dans le Loiret a été prise pour cible. Thomas Portes a reçu pendant plusieurs jours des photos d’armes à feu assorties d’un compte à rebours censé le mener au jour de son assassinat. La présidente du groupe LFI, Mathilde Panot, elle-même ciblée, s’en inquiétait en 2024 : « On ne peut pas continuer à laisser des médias diffuser des discours de haine contre nous sans que cela ait des répercussions. Nos militants, nos élus vivent dans la peur. »
De fait, ces menaces régulières font partie de la vie du mouvement et ont une influence sur le rapport qu’entretiennent les militants avec lui. Pour beaucoup, LFI est une citadelle assiégée par l’extrême droite, par des médias hostiles, et par une partie de la gauche qui voudrait lui contester son leadership – ces antagonismes étant parfois mis dans le même sac.
Contactés, plusieurs d’entre eux témoignent auprès de l’Humanité que la publication de la Meute a été vue comme une preuve « d’une nouvelle attaque contre LFI » ou, dans un registre plus léger, que « c’est devenu une blague qui (les) fait marrer » à travers laquelle le mouvement insoumis se consolide. « Cette ambiance nous attire aussi beaucoup de soutien de citoyens, et il y a de la solidarité au sein du groupe », acquiesce Antoine Léaument.
La diabolisation, un mal nécessaire pour qui veut incarner une vraie gauche de rupture ? Voire une aubaine électorale ? « C’est vrai que cela permet de solidariser la base militante et que cela opère sur une partie de l’électorat antisystème, nous répond Jean-Yves Dormagen, politologue et président de l’institut de sondage Cluster17. Mais avec sa stratégie, Mélenchon introduit des logiques clivantes au sein de l’électorat progressiste : sur la Palestine, sur son rapport à la social-démocratie ou à la démocratie interne. La distance s’est accrue entre les insoumis et une partie de l’électorat social-démocrate, ce qui relance un espace socialiste et réduit leur potentiel électoral. »
En admettant que le clivage permanent et la diabolisation subie en retour soudent un électorat qui lui permette de se qualifier au premier tour, le candidat insoumis devra toujours rassembler au second. Or, qu’arrivera-t-il s’il se retrouve en face d’un candidat du RN parfaitement normalisé ? « C’est au bloc central qu’il faudra poser la question, élude Antoine Léaument. Préfère-t-il Mélenchon ou Le Pen ou Bardella ? En cas de choc aussi frontal, beaucoup préféreront la République à un parti fondé par des Waffen SS. »
Reste que les polémiques laissent des traces. Et éloignent aussi les insoumis de leurs partenaires dans le cadre du Nouveau Front populaire. Pour la députée apparentée écologiste Danielle Simonnet, qui faisait partie de LFI jusqu’à son exclusion brutale à l’été 2024, la stratégie de la diabolisation serait même « voulue » : « LFI et surtout Mélenchon ne souhaitent pas d’un débat sur la prochaine présidentielle : candidature commune et unitaire ou candidature insoumise ? Dès lors, la diabolisation leur permet d’éviter le débat. »
De fait, plus les insoumis sentent le soufre, plus le reste de la gauche a de facilité à les déclarer « infréquentables ». Les socialistes et les communistes ont d’ores et déjà pris leurs distances. Fabien Roussel parle désormais de LFI comme « d’une secte sous l’emprise du couple » Mélenchon-Chikirou. Les écologistes tempèrent, épargnant LFI, moins son fondateur. Peut-être les polémiques fournissent-elles un carburant électoral. Elles participent, plus sûrement, de l’acide qui ronge l’union de la gauche.
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