Pourquoi les cyclistes amateurs ne s'habillent plus comme les pros
Affûté comme un couteau (1,78 m, 60 kg), il peut encore passer pour un coureur pro dans sa tenue Decathlon-AG2R La Mondiale taille S. Antoine profite, en jeune quadra, le poil un peu blanchi, mais avec une fière allure. Depuis ses "débuts" en 1995, ce pratiquant des Bouches-du-Rhône, artisan peintre de profession, a toujours arboré le maillot d'équipes professionnelles pour ses sorties dominicales et cyclosportives.
Banesto (comme Miguel Indurain, le héros de ses 11 ans), Domina Vacanze (la vêture zébrée du bellâtre Mario Cipollini, son modèle de la petite vingtaine), le bleu Gerolsteiner (pour s'identifier à Davide Rebellin), et puis la tunique AG2R-La Mondiale et ses déclinaisons successives, adoptée en 2006, sans infidélité depuis.
Antoine n'en disconvient pas : il défie le temps et les tendances. Bien conscient d'être le seul dans cet accoutrement sur les routes de son département et au départ de la Corima Drôme Provençale ou du Gran Fondo col de la Loze. Rétro à sa façon. Décalé. Il y a trente ans, le maillot pro était incontournable.
Le dress-code du pratiquant, même licencié, prompt à troquer discrètement, à la faveur de ses entraînements solitaires, l'horrible maillot de son club de village pour l'habit de lumière des Géants de la route. Il suffit d'exhumer les vieilles photos de L'Étape du Tour-Vélo Magazine, au cyclisme de masse ce que le marathon de Paris est au running, pour compter les concurrents accoutrés en Carrera Jeans-Tassoni, Castorama, Mapei-GB ou encore Once.

Antoine et son fils Gabriel. (C. Gaby/L'Équipe)
Nul alors n'avait le sentiment d'être déguisé. Juste se faire plaisir sans se prendre au sérieux, ni pour un autre. On se fournissait aisément chez le vélociste du coin, ou au rayon cycles de Decathlon, inondé par Nalini, le couturier italien, équipementier des principales formations de l'époque. Et même dans les hypermarchés comme Auchan, entre le rayon charcuterie et les fruits et légumes.
Au tournant du siècle, le maillot pro s'est progressivement fait de plus en plus rare sur les épaules des ''pinpins''. Jusqu'à disparaître presque totalement. Affaire de mode, d'abord. Celle de 2025 est au minimalisme. Zéro inscription, un coloris. « Les cyclistes actuels s'habillent très sobre », décrit Jean-Philippe Amprino, propriétaire depuis 1996 du très achalandé Cycles et Sports à Bourg-d'Oisans (Isère), un des derniers magasins à proposer des maillots d'équipes et à disposer d'un stock important.
« Le public actuel, inondé de publicité dans la vie de tous les jours, saturé de marques, recherche en effet une tenue unie, sans inscription, pas de dégradé, une couleur. Du passe-partout. Fini le temps où Jalabert et Virenque incitaient les cyclos à rouler en Once ou Festina »
Florent Poleyn, responsable du sponsoring Cofidis
« Les tons sable, le vert tilleul, lie-de-vin, fonctionnent bien chez les 25-35 qui roulent souvent en couple. La clientèle pour les maillots d'équipes est plus âgée, souvent des quinquagénaires... ». Il y a 25 ans, le chiffre d'affaires d'Amprino reposait pour deux tiers sur les maillots de pros, un tiers sur les textiles neutres. « Aujourd'hui, c'est exactement l'inverse », souffle le commerçant, bien obligé de s'adapter.
Reconverti chargé de produits pour l'enseigne materiel-velo.com, l'ancien coureur Hubert Dupont dresse un constat identique. « Je vends des maillots pros uniquement via internet. Je n'en propose pas dans nos quatorze points de vente, sauf un peu de Soudal Quick-Step dans celui de Bondues (Nord), proximité avec la Belgique (une terre de vélo) oblige. La clientèle des autres territoires n'est pas intéressée. Tudor ? Ça marcherait peut-être un peu, grâce à l'effet Julian Alaphilippe. Commander en rayon du UAE, de la Movistar, pour des ventes en baisse ne vaut pas le coup. » *

L'ancien coureur et désormais chargé de produits Hubert Dupont. (A. Martin/L'Équipe)
De fait, les volumes sont très faibles. Sur une année, Dupont estime passer entre dix et quinze exemplaires du maillot Soudal Quick-Step ou du UAE. « Et je parle du modèle replica (comme son nom l'indique, une version grand public de facture moins aboutie, plus abordable). La version ''aéro'' (ajusté au corps, coupe identique à celui des pros, plus cher, autour de 150 euros) a encore moins de succès. » Antoine, l'exigeant cycliste méridional, galère de plus en plus à dénicher sa tenue Decathlon-AG2R tout aéro. « Je passe par un site australien qui rachète les stocks en fin de saison. En France, cyclingcollector est pas mal aussi. Je fais également une veille sur Vinted... »
Si les équipes (pas toutes) s'évertuent à proposer en ligne des articles estampillés ''boutique officielle'', la courbe des ventes n'atteint pas l'altitude du Tourmalet, mais plutôt celle d'une côte de 4e catégorie. « Évidemment, on ne peut pas comparer avec l'engouement des maillots de foot, concède Florent Poleyn, responsable du sponsoring Cofidis. Il n'y a pas cet attachement du supporter à une ville, et le maillot de cyclisme ne peut pas se porter comme un habit civil. C'est une première limite. Ensuite, le public actuel, inondé de publicité dans la vie de tous les jours, saturé de marques, recherche en effet une tenue unie, sans inscription, pas de dégradé, une couleur. Du passe-partout. Fini le temps où Jalabert et Virenque incitaient les cyclos à rouler en Once ou Festina. »
Pour autant, Cofidis ne s'en tirerait pas si mal : Poleyn avance « plusieurs centaines » d'exemplaires écoulées annuellement via la boutique : « on a même eu un petit pic quand Victor Lafay a gagné une étape du Tour. » Mais le pli est pris. « Voyez un fabricant comme Ekoï, poursuit Florent Poleyn. Il fournit Israel-Premier Tech et Arkea-B&B Hôtels, mais sur le site, ces produits-là ne sont pas mis en avant. »
Nulle trace en effet des liquettes de Michael Woods ou d'Arnaud Démare dans l'interface « tenues complètes été homme » ; il faut cliquer sur le discret onglet ''sponsoring'' pour une référence aux prestigieux partenariats, dont les articles sont indisponibles. Très compliqué aussi d'acheter un EF Education First chez l'Anglais Rapha. Traduction : les modélistes du cycle utilisent l'univers des pros comme une vitrine, un gage d'excellence de leurs vêtements, pour vendre les autres collections à des pratiquants dont la mentalité a évolué.

Fini le temps des maillots à la gloire des idoles ? (J. M Pochat /L'Équipe)
Des pratiquants pas forcément enclins à faire l'homme-sandwich pour pas un rond, la pub gratuite à des sponsors dont les activités ne reflètent pas leurs valeurs. Car une prise de conscience s'est opérée : les argentiers du vélo ne lavent pas plus blanc que blanc. On peut légitimement se montrer réticent à la promotion d'un groupe pétrolier, d'un organisme de crédit, d'une loterie nationale ou d'États où les Droits de l'Homme demeurent une notion vague.
Frédéric, 40 ans, habitant du Jura, a beaucoup usé son maillot jaune fluo Tinkoff saison 2015, désormais remisé au placard. « J'admire Alberto Contador, beaucoup moins l'oligarque russe Oleg Tinkov, le patron de l'équipe. Vu le contexte actuel, je m'abstiens de rouler avec ça. Je suis passé au maillot uni. »
Outre la nécessité d'assumer de se saper comme un cador quand on dépasse péniblement les 20 km/h de moyenne (il se trouvera toujours un membre de la team-sans-rien-d'écrit pour se payer votre tête à un carrefour, le cycliste ne brille pas toujours par sa tolérance), le port du maillot pro peut générer des malentendus. Voire de l'hostilité. L'an dernier, au sommet du Ventoux, on a vu un cyclo essuyer des regards désapprobateurs. Il portait le maillot Israel-Premier Tech, sans doute parce qu'il le trouvait beau, parce qu'il apprécie Chris Froome, et après tout c'est bien son droit.
De sa position d'observateur, Jean-Philippe Amprino ne croit pas à un retour du maillot d'équipe, ni à sa complète disparition. « C'est sûr, on ne reviendra pas en arrière. Mais ça va rester stable. » Ses meilleurs scores : 1) UAE (une centaine par an). 2) Soudal Quick-Step. 3) Groupama-FDJ. Et d'avancer une ultime raison au désamour pour ces étoffes de lycra souvent criardes et surchargées qui l'ont fait vivre : les immenses progrès techniques.
« Autrefois, tu achetais aussi un maillot de pro pour sa qualité, le reste de la production était assez bas de gamme. Aujourd'hui, cette qualité atteint l'ensemble des textiles cyclistes. » Même les affreux maillots de clubs évoqués plus haut, constellés de petits sponsors, mal coupés au possible, ont gagné en design, en aérodynamisme. Les minimes enfilent sans rougir le plastron du VC le Thor Gardagne ; Gabriel s'habille comme les copains, mais seulement en compétition. Le reste du temps, il fait comme son papa Antoine, le peintre des Bouches-du-Rhône : du Décathlon-AG2R, en double XS. Gabriel a 12 ans. Le bel âge pour jouer les Benoît Cosnefroy.
L'Équipe