Appel aux librairies pour Boualem Sansal

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Appel aux librairies pour Boualem Sansal

Appel aux librairies pour Boualem Sansal

Publié le

Pour Guerrick Fouchet, gérant de la librairie Gros Câlin à Paris, ses confrères organisent trop peu de manifestations en faveur de l’écrivain actuellement emprisonné par le régime algérien. Et cela favorise la récupération de cette cause par l’extrême droite.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Chers collègues, chers libraires,

J’ai rencontré Boualem Sansal il y a une dizaine d’années au Salon du Livre. Je n’étais pas encore libraire, je faisais partie du monde paisible des lecteurs. Et comme toutes les personnes qui l’ont approché de près ou de loin, j’ai eu exactement le même sentiment : Sansal est une des personnes les plus gentilles et agréables que j’ai pu rencontrer. Malgré les sollicitations, il semble contrôler le temps, se moquant des obligations en répondant à chaque personne qui souhaitait lui parler. « Vous avez un prénom breton ? Ah j’adore la Bretagne, à chaque fois que j’y suis, je suis reçu comme un roi, vous savez, si je ne devais pas être algérien, je demanderais la nationalité bretonne. »

Aujourd’hui, un écrivain que j’admire est en prison. Boualem Sansal est mis en retraite forcée derrière les barreaux, privé de toute liberté de circuler et de créer. Il est devenu pour notre génération bien plus qu’un héros ; il est un miroir qui reflète ce qu’il y a de pire et de plus beau en nous, et en même temps une boussole qui nous indique la flèche de l’action. Un vieil homme a réussi à faire trembler un régime. A l’heure des gourous spirituels et alimentaires qu’on vénère sur les couvertures des livres que nous vendons, un romancier réveille ce qu’il y a de plus sacré dans l’Homme : la respiration.

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Si j’écris ces mots, c’est en direction de mes chers collègues libraires qui semblent très discrets sur ce sujet. Comme dit Alexandre Jardin : « Je ne connais pas Boualem Sansal, mais je l’ai lu alors je le connais. Quand on lit et qu’on aime un écrivain, on ne l’oublie pas. »

Alors pourquoi si peu d’événements en librairie ? Il semble que l’image, la peur de cette image prenne le pas sur l’action.

Lors d’une conférence en faveur de sa libération que j’animais à la mairie du 8ᵉ arrondissement de Paris, une personne dans la salle prit la parole pour témoigner d’une expérience : « Je me suis rendu près du Parlement, à une manifestation en soutien à Sansal. Et à ma grande surprise, je n’ai trouvé que des gens d’extrême droite. Je suis donc parti. » Ne voulant pas être assimilée à une frange militante et politisée, cette personne a renoncé. Mais cela traduit quelque chose d’inquiétant. Les idées ne sont plus défendues, ou ne peuvent plus être défendues pour ce qu’elles sont mais en fonction de ceux par qui elles sont reprises. Le constat devient alarmant : soit plus personne ne soutient la cause de Sansal par peur d’être catalogué d’extrême droite ; soit nous sommes condamnés, en défendant la cause d’un écrivain, à tomber dans les bras d’une frange partisane qui se met en première ligne.

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Le libraire a une obligation professionnelle déontologique : celle de ne jamais refuser une commande. Peu importe si un client nous demande « Mein Kampf », le « Livre rouge », ou le « Petit Ours brun ». C’est notre responsabilité d’offrir une pluralité d’opinions et de courants intellectuels.

Chers collègues, n’abandonnez pas Sansal, car si vous ne dites rien, vous laissez le vide se remplir et, comme vous le savez si bien avec nos tables de livres, le vide est vite rempli.

J’écris ces lignes à destination de tous les gérants de librairie qui, contrairement à leurs salariés, ont le privilège, le pouvoir, et la chance de prendre position. Partout où je pose le regard, le silence de la basse retraite semble avoir habillé les vitrines d’un voile totalement transparent au sort de monsieur Sansal. Pourtant, plus que jamais, pour l’amour de la langue, pour l’honneur de notre métier, c’est maintenant ou jamais que nous pouvons être bien plus que de simples commerçants. Chers confrères, vous vous êtes battus durant la pandémie pour que le livre ne soit pas un bien comme les autres. « Commerce essentiel », avons-nous eu le droit d’être appelés. Mais « essentiel » à quoi et pour qui ?

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Mes chers collègues, ce sont les mots de Bergson qui résonnent dans ma librairie : « Penser en homme d’action et agir en homme de pensée. » Quand je pense qu’il existe à peine quarante librairies dans toute l’Algérie, la présence d’une librairie montre son importance et sa place dans la société. Nos choix et nos goûts imposent un rythme et permettent au souffle de la créativité de garder en vie la respiration des idées.

Je lis Sénèque, « la Retraite ». En trois pages, il y a là des lignes qui peuvent changer nos vies et, avec elles, celle de Boualem Sansal : « Nous ne sommes capables de persévérance dans nos choix que si personne n’est là pour ébranler, avec le concours de la foule, notre jugement encore fragile. Entièrement suspendus aux jugements des autres, nous considérons comme excellent non ce qui devrait avoir notre faveur et notre approbation, mais ce qui a la faveur et l’approbation de la foule. »

Faisons-nous confiance, et suivons nos idées et ce combat, peu importe la couleur de celui qui tient la même pancarte que nous. Sénèque évoque la fable du « Lion et du renard » rusé d’Esope. Le lion fait semblant de dormir, tous les animaux marchent dans sa direction ; mais ils ne reviennent jamais. Les animaux ont suivi des traces qui vont toutes dans le même sens, seul le renard se rend compte qu’aucune ne revient en arrière. Ces traces sont celles de la gloire des Hommes et, nous pouvons le dire également, du conformisme intellectuel.

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« Jusqu’au moment ultime, nous serons dans l’action, sans cesser d’œuvrer pour le bien commun, dit Sénèque que je n’arrive pas à refermer. Chez nous, pas de congé, à quelque âge que ce soit. Comme le dit cet éloquent guerrier : “Nous coiffons d’un casque nos cheveux blancs.” Chez nous, pas de retraite avant la mort ! C’est si vrai que, si les circonstances le permettent, même la mort n’est pas une retraite. »

Faites lire ces quelques lignes à votre clientèle.

Il suffit de diffuser ces mots pour allumer dans le cœur des lecteurs une chaleur fraternelle qui brisera les barreaux qui enferment Boualem Sansal. Chers collègues, c’est votre rôle, faire lire ! Pour le plaisir ? Oui, mais surtout pour transformer la peur en justice.

Le Nouvel Observateur

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